REVUE DE LA SUCCESSION INTERNATIONALE – Protection des minorités vs interdiction de discrimination dans le droit européen des successions

1 ère année, 1 ère numéro                                                                                                                                                                                        Avril 2019

Chère lectrice, cher lecteur,

Vous êtes en train de lire notre première lettre d’information, fruit d’une nouvelle initiative qui se propose de réagir aux récents défis qui émergent en matière de droit successoral international et tente de répondre aux multiples questions successorales qui font désormais partie de notre quotidien.

Au 21 e siècle, nous pouvons rencontrer de plus en plus de familles multinationales dont les rapports patrimoniaux et familiaux sont devenus internationaux. Le fait que le patrimoine d’une personne ou d’une famille s’étende à plus d’un pays n’est plus une situation exceptionnelle.

Néanmoins, le domaine du droit privé international et des règles nationales connexes régissant ces rapports est loin d’être cohérent et fait souvent penser à un puzzle multicolore de nombreuses pièces. Pour résoudre les problèmes de manière efficace, il nous faut trouver notre chemin dans le dédale de normes européennes et conventions bi- et multilatérales souvent parallèles mais contradictoires et de règles nationales, pas toujours conformes aux textes internationaux.

Cette revue se propose donc de présenter les questions et dilemmes pratiques du droit international des successions tout en éclairant les aspects théoriques adjacents, avec l’intention d’offrir des résumés pouvant intéresser non seulement nos collègues juristes, mais également toute personne curieuse de ces sujets. Ainsi, chaque numéro tentera de résumer un thème en deux ou trois pages, mais nous sommes également prêts à partager les résultats de notre travail de recherche avec ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances dans le domaine concerné.

De quoi s’agira-t-il concrètement ? Dans les prochains mois, nous présenterons, entre autres, les particularités des grands systèmes juridiques successoraux de la France, du Royaume-Uni et des États- Unis, et nous traiterons, de façon générale et en détails également, le règlement européen sur les successions en vigueur depuis l’été 2015. Nous vous invitons de plus à nous faire parvenir vos suggestions quant aux sujets à traiter, ainsi que les questions qui vous intéressent en matière de succession internationale.

Pour susciter votre intérêt, notre premier numéro expose un cas récent particulièrement intéressant : il y sera question de la concurrence entre les principes fondamentaux des droits de l’homme et les règles de protection des minorités établies par un traité de paix quasi-centenaire. Cette affaire illustre également comment le droit islamique peut être intégré au droit interne d’un pays de l’Union européenne. Bonne dégustation!

Maître Péter Kun et Maître Olivér Spiriev


Maître Péter KUN
associé-gérant du Partenariat d’avocats KUN & PARTNER, avocat inscrit au Barreau de Budapest et au Barreau de Paris, conseiller agréé auprès de la Society of Trust and Estate Practitioners (STEP) établie à Londres, vice- président de STEP Hungary, membre de la Commission de l’Organisation Internationale du Patrimoine de l’Union Internationale des Avocats, membre de la Commission des Relations Internationales du Barreau de Budapest.
Contact direct : peter.kun@kunadvocate.hu
Maître Olivér SPIRIEV
collaborateur du Partenariat d’avocats KUN & PARTNER.
Contact direct: oliver.spiriev@kunadvocate.hu

 


Protection des minorités vs interdiction de discrimination dans le droit européen des successions – l’affaire Molla Sali c. Grèce

Dans son arrêt n° 20452/14 du 19 décembre 2018, la Cour europénne des droits de l’homme (CEDH) a déclaré contraire au principe de non-discrimination le fait que les juridictions grecques aient jugé la validité d’un testament, établi conformément au droit grec par un testateur de nationalité grecque et de minorité musulmane, en se basant sur le droit islamique (charia). Dans l’affaire Molla Sali c. Grèce, la Cour a décrété que l’application du droit islamique ne pouvait être imposée si le testateur de minorité musulmane avait rédigé son testament conformément au code civil grec.

Les faits

Membre de la minorité musulmane de Thrace occidentale en Grèce, Moustafa Molla Sali, par son testament établi, en 2003, devant notaire, en accord avec les règles du droit civil grec, a légué la totalité de ses biens à son épouse, Chatitze Molla Sali. La succession était essentiellement composée de biens immobiliers détenus par le testateur dans la région de la Thrace occidentale.

Après le décès du testateur en 2008, les deux sœurs du défunt ont contesté la validité du testament devant une juridiction grecque, alléguant que les successions des membres de la minorité musulmane devaient être soumises à la charia et à la compétence du mufti et non pas aux dispositions du code civil grec.

L’affaire et les arguments invoqués par les sœurs du défunt étaient basés sur une jurisprudence fondée sur des traités internationaux conclus initialement dans le but de protéger les minorités. En effet, plusieurs traités internationaux conclus peu après l’effondrement de l’Empire ottoman, notamment le traité d’Athènes de 1913, le traité de Sèvres de 1920 et le traité de Lausanne de 1923, ont contraint la Grèce à garantir les droits de la minorité musulmane qui vivait en grand nombre sur son territoire. Dans ce cadre, la Grèce est tenue de garantir aux membres de la minorité musulmane l’exercice de leurs coutumes et de leurs droits dans certaines affaires interpersonnelles comme le mariage, le divorce, la curatelle ou les testaments islamiques, et elle a aussi accordé un pouvoir de décision au mufti dans ces affaires-là. Néanmoins, la jurisprudence qui s’est développée au fil des années était contradictoire : au cours des dernières décennies, les juridictions grecques avaient à plusieurs reprises formulé des avis diamétralement opposés l’un à l’autre, tant au sujet de la validité des traités internationaux que concernant les obligations concrètes qui en découlent. D’une manière générale, alors que le recours obligatoire à la charia était déclaré contraire au principe de l’égalité de traitement par les arrêts de principe du Conseil d’État grec, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, le recours au droit islamique et à la compétence du mufti n’était pas une possibilité, mais une obligation découlant clairement des dispositions relatives à la protection des minorités des traités internationaux.

L’interprétation de la réglementation grecque était l’enjeu majeur dans ce litige opposant les sœurs du testateur à l’épouse de celui-ci : en effet, le testament par lequel le testateur léguait tous ses biens à son épouse était réputé valable selon le droit civil grec, mais le contenu de ce testament était contraire aux règles de succession du droit islamique. Selon la charia, le testament ne peut que compléter la succession ab intestat : par une disposition à cause de mort, le testateur ne peut léguer qu’un tiers de l’actif successoral à des tiers autres que les héritiers légaux. Par conséquent, en cas d’application du droit islamique, le testament du testateur serait réputé invalide et sa veuve ne pourrait prétendre qu’à une part légale sous le droit islamique, équivalente à un quart de la succession.

La requête des sœurs du défunt avait été rejetée par les juridictions grecques de première instance et d’appel : ces juridictions avaient déclaré sans équivoque que le testateur de nationalité grecque et de confession musulmane avait le droit de rédiger un testament suivant le droit national grec et querecourir au droit islamique de façon obligatoire et indépendamment de la volonté du testateur serait contraire à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion.

Néanmoins, lors du pourvoi en cassation, la Cour de cassation a annulé la décision du tribunal de première instance et l’arrêt de la cour d’appel. Conformément à sa jurisprudence, la Cour a constaté qu’en vertu des traités internationaux susmentionnés et de la législation interne grecque, c’est le droit islamique qui aurait dû être appliqué à la succession et pris en compte lors de l’examen de la validité
du testament en raison de la religion du testateur et de l’objet de la succession.

Dans la procédure devant les juridictions statuant sur renvoi, le testament de Moustafa Molla Sali a été déclaré nul pour être contraire à la charia, conformément à l’arrêt de la Cour de cassation. Ainsi, Chatize Molla Sali s’est vue privée d’une grande partie de la succession : selon la charia, elle n’avait droit qu’à un quart des biens du défunt.

Procédure et arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme

En 2014, Chatize Molla Sali a introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme pour violation du droit à un procès équitable, de l’interdiction de la discrimination et du droit de propriété prévus dans la Convention européenne des droits de l’homme. Dans sa requête, elle récriminait que les juridictions grecques avaient appliqué la charia à la succession en raison de la religion de son mari défunt, alors que le testament de celui-ci avait été établi selon le droit national grec. La requérante avait été ainsi privée d’une grande partie de la succession qui aurait dû lui revenir selon le testament.

En premier lieu, il est à noter que la CEDH a examiné l’affaire exclusivement sous l’angle de l’interdiction de la discrimination combinée avec le droit de propriété, et qu’elle n’a pas jugé nécessaire l’examen de la violation du droit à un procès équitable, également invoquée par la
requérante.

Lors de l’appréciation de la requête, la CEDH a concentré son attention sur le fait que l’application du droit islamique avait entraîné la nullité du testament et que, de ce fait, l’épouse du testateur avait été privée des trois quarts de la succession qui lui seraient revenus selon le testament.

La CEDH a considéré qu’elle avait à se prononcer sur deux questions principales : (i) la requérante se trouvait-elle dans une situation analogue ou comparable à celle d’une épouse de testateur n’étant pas de confession musulmane, et si oui, a-t-elle fait l’objet d’une différence de traitement par rapport à cette dernière ? (ii) en cas de différence de traitement, celle-ci peut-elle être justifiée par la protection
d’un intérêt public particulièrement important, et la différence de traitement était-elle proportionnelle à ce but d’intérêt public ?

Concernant la première question, l’arrêt rendu par la CEDH le 19 décembre 2018 déclare clairement que l’épouse du défunt se trouvait dans une situation comparable à celle d’une épouse de testateur n’étant pas de confession musulmane et que le testament établi selon le droit grec lui permettait de prétendre à la propriété de la succession au même titre que toute autre épouse de nationalité grecque bénéficiaire du testament de son mari. En dépit de ce fait, Chatize Molla Sali n’a pu accéder à la succession qui lui revenait selon le testament. Par conséquent, elle a été traitée différemment sur le seul fondement de la religion de son mari.

Quant à la justification d’une différence de traitement par un but d’intérêt public, la CEDH note que bien que le gouvernement grec soutienne que l’application de la charia résulte de ses obligations de protection des minorités découlant des traités internationaux sus-mentionnés, le texte des traités cités n’oblige aucunement la Grèce à appliquer la charia, et ne prévoit certainement pas d’avoir à l’appliquer contre la volonté du testateur.

La CEDH relève également que des divergences de jurisprudence existent depuis des décennies entre les diverses juridictions grecques en ce qui concerne l’interprétation des traités internationaux sur lesquels se fonde l’application de la charia, ce qui a mené à une insécurité juridique grave pour les successions des musulmans de Grèce, ce qui est incompatible avec les exigences de l’État de droit. La CEDH ne s’est pas prononcée sur la pertinence des différentes interprétations du droit, elle n’a examiné que la compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme de l’interprétation concrète des juridictions saisies en l’affaire.

Il résulte de l’arrêt de la Cour que quelle que soit l’interprétation correcte des traités internationaux relatifs à la protection des minorités, les membres de la minorité musulmane ne peuvent en aucun cas être privés de la possibilité d’opter pour l’application du droit national. En effet, cela serait contraire à un droit essentiel, pierre angulaire de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification. Selon la jurisprudence sans équivoque de la CEDH, les membres d’une minorité doivent avoir le libre choix entre accepter les droits qui leur sont accordés dans certaines affaires et faire appliquer les règles de droit commun.

Eu égard à ce qui précède, la CEDH a conclu à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’interdiction de la discrimination combinée avec le droit de propriété.

Au sens de la décision de la CEDH, l’application du droit islamique est donc contraire à la Convention européenne des droits de l’homme si le défunt a établi un testament conforme au code civil grec, exprimant ainsi clairement sa dernière volonté. Les obligations découlant des traités internationaux sur lesquelles se fonde la jurisprudence ne doivent pas empêcher les membres d’une minorité religieuse de décider librement s’ils souhaitent ou non jouir des privilèges qui leur sont accordés.

l convient de rappeler que la CEDH n’est pas en droit d’annuler ou de modifier les décisions des juridictions nationales. Par conséquent, la décision de la CEDH ne permet pas à Chatize Molla Sali d’entrer en possession de la succession lui léguée par le testament de son mari. Néanmoins, en cas de violation de la Convention européenne des droits de l’homme, la CEDH peut accorder à la partie lésée une « satisfaction équitable » et enjoindre le pays qui a violé la Convention à indemniser la requérante de ses frais.

Chatize Molla Sali a réclamé près d’un million d’euros au titre de la violation de son droit de propriété et du traitement inégalitaire subi. Elle a aussi demandé à la CEDH de lui accorder 8 500 EUR au titre de ses frais et dépens. La CEDH décidera du montant dû à la requérante dans une procédure séparée.

Conclusion

Cette décision était très attendue et a été jugée essentiellement pertinente et logique par la communauté professionnelle internationale qui était également d’opinion que les juridictions grecques avaient violé, dans l’affaire, le principe de non-discrimination. Il est saluable que la Grèce ait, avant même le prononcé de l’arrêt de la Cour, adopté une loi, en vigueur à partir du 15 janvier 2018, qui abolit les dispositions auxquelles se référait la jurisprudence qui considérait obligatoire l’application de la charia pour les successions et les questions de droit de la famille, mettant ainsi fin à une longue période d’insécurité juridique. À l’avenir, il ne sera possible de recourir dans ces domaines à la charia
et à la compétence du mufti qu’avec le libre consentement de tous les intéressés.

Néanmoins, il est à noter que bien que de nombreuses organisations internationales aient, par le passé, soulevé au sujet de la jurisprudence grecque la question de la compatibilité de la charia avec les droits de l’homme, contrairement aux attentes, la CEDH ne s’est pas prononcée clairement sur cette question. Certaines règles de la charia sont pourtant opposées tant au principe de l’égalité entre les sexes qu’à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion. Les hommes ont droit à une part légale plus grande que les femmes et les personnes non-musulmanes ne peuvent hériter d’un testateur musulman, le jugement de la CEDH n’a cependant pas abordé le rapport entre ces règles et l’ordre public européen.

Le jugement a également laissé ouverte la question de savoir si le fait qu’un ordre juridique de source religieuse s’applique parallèlement aux règles nationales de droit civil est compatible – et si oui, dans quelle mesure – avec l’exigence de l’État de droit telle que l’on l’entend en Europe et avec l’ordre public des différents pays.

Voici des questions intéressantes, les futures décisions en la matièe des jurisdictions nationales et internationales, de même que les avis et prises de position des organisations internationales compétentes mériteront d’être suivies.